Train Dakar-Bamako (1) : le convoi des bana-bana

Le train qui relie le Sénégal au Mali est un concentré d’Afrique, de ses bonheurs et de ses désespoirs. Premier volet d’un triptyque publié en août 2004 dans le Figaro.
Tous les samedis, la locomotive s’élance à travers les 1300 kilomètres de savane et de forêt qui séparent Dakar de la capitale malienne, une ligne qui date de l’époque coloniale. Pendant le trajet d’une durée moyenne de quarante-huit heures (les retards sont fréquents), prennent place, encombrées de ballots et de sacs en tout genre, les bana-bana, reines du commerce informel.

Carte du trajet de la ligne ferroviaire Dakar-Bamako

Carte du trajet de la ligne ferroviaire Dakar-Bamako

En Afrique, les trains construits à l’aube des colonisations subsistent tant bien que mal. Le Dakar-Bamako, phare de l’implantation française au Sénégal et au Mali, a connu bien des déboires, mais il parcourt encore chaque semaine les 1 300 kilomètres qui séparent les capitales malienne et sénégalaise. L’ancien train des Français fait vivre sur son passage des dizaines de villages et des centaines de petits commerçants. Monter à son bord vous projette au coeur de l’Afrique et des Africains.

C’était un rêve réalisé. Le Dakar-Bamako, le Dakar-Niger comme on disait à l’époque où les Européens traçaient des cartes à coups de canon sur le continent noir, fut lancé vers le coeur de l’Afrique de l’Ouest au XIXe siècle, dès le début de la conquête française. Aujourd’hui, il ressemble à une épave. Sur le quai de la gare de Dakar, on dépasse ses voitures crasseuses en cherchant le vrai convoi. Peut-être se cache-t-il derrière cette rame à l’abandon… Mais non, le fier Dakar-Niger, c’est bien ce train clochard où, derrière la brume de crasse qui obscurcit les vitres, on devine des banquettes défoncées crachant leur mousse.

Pourtant, le flambeau de la colonisation ne veut pas mourir. Il s’accroche à la vie pour faire honneur à son histoire, que lui rappelle la pimpante gare de la capitale sénégalaise, monument coloré aux arches graciles, où flotte encore comme un parfum d’optimisme IIIe République et de casques en liège. Tous les samedis, la locomotive Diesel du 13 h 50 s’élance à travers les 1 300 kilomètres de savane et de forêt qui séparent Dakar de la capitale malienne, comme au temps des costumes blancs et du pastis. D’accord, le convoi part rarement à 13 h 50. Aujourd’hui, il quittera la gare à 16 heures. Mais les cheminots tiennent à ces horaires qui sont leur dignité. Après bien des projets de relance avortés, la ligne vient d’être rachetée par une compagnie canadienne, Transrail, qui s’intéresse surtout au fret. Les gouvernements malien et sénégalais ont exigé de garder le train de voyageurs, mais il faut faire avec l’ancien matériel, pour l’instant. Chacun des deux pays possédait une rame. Le Sénégal a mis la sienne en réparation. Elle attend sur une voie de garage dans les gigantesques ateliers 1900 de Thiès, le coeur historique du Dakar-Niger, à 80 kilomètres de Dakar.

Un fantôme des années 60 dort à l’écart des machines-outils. Ces voitures argentées rappellent des souvenirs glorieux. C’est une rame du Mistral, le train de luxe ultrarapide de la SNCF, qui étonnait en reliant Paris à Marseille à 200 km/h. La Société des chemins de fer sénégalais (SNCS) l’avait racheté à la France dans les années 80, et rebaptisé le «Mistral international». Avant d’emprunter la voie étroite d’un mètre, contre 1,45 m en France, il avait fallu adapter des bogies à la bonne dimension. Le Mistral africain faisait des pointes à 65 km/h en roulant comme un chalutier. Il reprendra peut-être un jour le chemin de Bamako.

En attendant, les passagers embarquent une fois par semaine dans la rame malienne. Alors, la pauvre masse de ferraille usée redevient un train. C’est-à-dire un lieu de vie, une communauté humaine rassemblée pour quarante-huit heures, durée moyenne du trajet, unie par un espoir d’ailleurs et de changement. Dans le hall de la gare, patientant sur des amas de sacs et de valises, il y a tous ceux qui n’ont pas les moyens de prendre l’avion ou le taxi-brousse. On s’entasse au coude à coude avec des étudiants maliens qui rentrent au pays, des artisans sénégalais qui travaillent à Bamako, et beaucoup de dames maliennes aussi imposantes que leur invraisemblable barda de ballots et de pots de toutes formes, contenant les marchandises qu’elles vont revendre sur les marchés dans leur pays. Ce sont les bana-bana, les reines du commerce informel, partie intégrante de l’économie du Mali et du Sénégal. Les bana-bana ne pourraient vivre sans le train. Où l’on découvrira d’ailleurs qu’elles continuent leurs emplettes.
La grille s’ouvre, déclenchant une cohue où les plus costauds passent en premier, et les autres risquent l’étouffement. Chacun redoute de voir sa place vendue plusieurs fois. Mais les choses se passent plutôt bien. Certes, dans la voiture de première classe A 1, la place 53 a bien été attribuée à trois personnes différentes, mais ailleurs les réservations semblent respectées. La première classe se présente sous la forme d’une voiture de seconde. La différence, c’est qu’on n’est assis qu’à six par compartiment, au lieu de huit. Plus les enfants éventuels, qui ne comptent pas.

L’intérieur des voitures, du matériel espagnol acheté dans les années 80, ne dément pas le spectacle aperçu à l’extérieur. Les banquettes éventrées ne tiennent plus ensemble. Les toilettes n’ont plus de porte. Celles des compartiments, sorties de leurs gonds, battront en cadence contre les parois à chaque cahot. Mais ce décor postnucléaire est parcouru par des contrôleurs impeccables dans leur saharienne beige d’uniforme avec pantalon assorti.
Le compartiment numéro 5 s’organise. C’est un concentré d’Afrique, de ses bonheurs et de ses désespoirs, de ses stratégies de survie et de ses succès précaires. Il y a Abdoulahab, jeune ouvrier tapissier sénégalais appartenant à la puissante confrérie musulmane des Mourides. Comme tous les adeptes du père fondateur, cheikh Amadou Bamba, Abdoulahab prêche une éthique du travail et de l’effort. Les Mourides, recherchés pour leur sérieux, sont nombreux dans les entreprises maliennes. Le jeune homme est content de son emploi. Il fabrique des fauteuils à Bamako, pour un patron libanais. Abdoulahab est venu à Dakar épouser Fatou, dix-neuf ans, gracieuse et souriante. La vaisselle et les casseroles, trousseau des jeunes mariés, sont contenues dans un ballot rose. Fatou porte une robe noire brodée d’or, et pose sa tête entre les bras de son mari. Les raideurs fondamentalistes n’ont pas beaucoup de prise sur le convivial islam sénégalais…

Thierno, lui, entame un long voyage à l’issue incertaine. Comme beaucoup de jeunes Sénégalais, il va tenter de «faire l’Europe» en clandestin. Première étape : Bamako, d’où il espère remonter vers le nord à travers la partie saharienne du Mali, puis gagner le Maroc en passant par l’Algérie. Après, ce sera le détroit de Gibraltar, peut-être dans une embarcation de fortune, et l’Espagne. Si tout va bien. Thierno n’a jamais voyagé. Il ne connaît qu’un autre pays, la Gambie, petit Etat anglophone enclavé au milieu du Sénégal. Il y a passé douze ans comme garde de sécurité. Salaire trop bas, mal du pays : il est rentré chez lui. Il montre son talisman, une lettre de son employeur certifiant qu’il a démissionné de son plein gré et que «nous le regretterons».

Mais la lettre ne lui a pas permis de trouver un job chez lui. «Ma femme m’a quitté pour un homme qui avait un emploi», explique-t-il comme on constate une évidence. Unique garçon de sa famille, ses soeurs étant mariées, il a choisi la seule solution qui lui semblait digne : l’exil. Il sait que l’échec ou la mort l’attendent peut-être au bout du voyage. Que chaque année des dizaines d’Africains meurent dans le désert ou lors de la traversée du détroit. Qu’il risque de se faire gruger par les passeurs ou arrêter par les forces de sécurité algériennes ou marocaines. Mais il est sûr que là-bas, de l’autre côté, l’attendent l’abondance et le bien-être. C’est ce qu’on lui a dit. «On» lui a aussi conseillé de prendre le train pour se rendre à Bamako. «On» lui a dit que, là-bas, on pouvait acheter des passeports. Thierno n’en dira pas plus sur ses conseilleurs. Il s’embarque dans cette odyssée avec un petit sac de sport. Il essaie de se faire une idée de l’Europe. «C’est en Hollande qu’il y a les montagnes les plus hautes, non ?»

Dans le compartiment numéro 5, il y a aussi Mme Fanta Kanté, une Malienne qui va visiter des parents avec deux enfants sages et silencieux, que l’on entendra à peine durant tout le voyage. Et puis, il y a Mme Fanta Mackalou, une commerçante bana-bana, et ses bagages. Un flot continu de porteurs dépose des ballots en toile plastifiée, des pots de peinture de 50 kilos transformés en conteneurs, des amoncellements de tissus. Au bout d’un moment, on ne sait comment, l’équivalent d’une boutique de taille moyenne a été inséré, poussé, encastré sous les sièges et dans les filets à bagages. Mme Fanta Mackalou détaille volontiers ses achats : «Il y a des chaussures d’homme, qui sont beaucoup moins chères à Dakar, des pagnes, des boubous.» Elle fait le trajet une fois par mois. Mme Fanta Mackalou a la trentaine, le teint clair, des traits doux et un sourire de madone. Le soir venu, elle sortira de sous la banquette une énorme casserole remplie de poulet pimenté qu’elle offrira aux voyageurs. Le Toubab (Blanc) est convié sans façon au repas. «Pendant ce voyage, nous sommes tous parents dans ce compartiment, nous sommes une famille», proclame la dame bana-bana.
Dans le Dakar-Bamako, l’Afrique ouvre ses bras. Thierno, le futur sans-papiers, offre une mangue au voyageur blanc. Donner : l’honneur de ceux qui n’ont rien. Un peu plus tard, la conversation portera sur le travail des femmes. Les hommes sont contre. Mme Fanta Mackalou dira simplement : «Moi, je fais une fois par mois ce voyage fatigant pour sauver mon mariage, parce que j’aime mon mari.» On devine qu’elle est le seul soutien du ménage. L’Afrique est sauvée par les femmes.
Une fois les compartiments bourrés à craquer, le train s’élance dans un concerto pour grincements et battements de portes. Par les fenêtres, un peu d’air vient disperser la chaleur poisseuse des voitures. Les bagages et les emplettes débordent dans les couloirs, où commence un va-et-vient qui ne s’interrompra guère jusqu’à l’arrivée. Des vendeurs de boissons gazeuses ou de brochettes, des jeunes gens à la mine affairée, des enfants à la recherche de leurs parents, ne cessent de se faufiler entre les sacs et les passagers penchés aux fenêtres, à la recherche d’un souffle tiède. Cette circulation se fait dans une grande politesse, Les «pardon… pardon…» rythmant la route.
On s’arrête à Thiès, plus d’une heure, la moyenne des séjours en gare. La nuit est tombée quand on arrive à Diourbel. Dans la pénombre, des dizaines de femmes attendent, comme chaque semaine. Ce sont les vendeuses de pagnes brodés, une spécialité locale. Mme Fanta Mackalou en achète une bonne dizaine. «Ici, c’est 1 000 francs CFA, (10 francs, moins de 2 euros), et, à Bamako, on les revend 2 500 (4 euros)», explique-t-elle. Et le convoi s’élance dans la nuit vers la frontière malienne. Les portes cassées, coincées par les paquets, ne battent plus. Mme Kanté dort dans le giron de Thierno. Le petit garçon s’est endormi contre Mme Fanta Mackalou. La petite fille a posé ses pieds sur les genoux du Toubab. La famille du compartiment numéro 5 s’endort comme dans une case africaine, bercée par un train-bateau qui roule bord sur bord.

Article publié initialement dans le Figaro le 9 août 2004.
Source : Train de légende : le Dakar-Bamako (depuis le site Arts Afrique Noire).