Train Dakar-Bamako (2) : les guerres du rail

Second volet du triptyque consacré à la mythique ligne de chemin de fer qui relie Dakar à Bamako, paru en août 2004 dans les colonnes du Figaro. Une ligne marquée par une immense grève en 1947, premier acte de la décolonisation.
Pour les Sénégalais et les Maliens, le train Dakar-Bamako reste avant tout le centre d’une geste mythologique. En 1947, des milliers de cheminots se mettent en grève. Le train colonial s’arrête pendant presque cinq mois. C’est le premier acte des émancipations nationales. A Thiès, ville ombragée et calme à 80 kilomètres de Dakar, ancien centre administratif et technique du chemin de fer Dakar-Niger, le souvenir de cet affrontement historique hante encore les mémoires. Comme les hante l’épopée de la construction de la ligne au XXe siècle.

En gare de Thiès, le train se souvient. Dans ce vaste ensemble d’ateliers de la fin du XIXe siècle, cœur du chemin de fer Dakar-Niger, se joua le destin du Sénégal. Un train est toujours un instrument de conquête. Construit par les Blancs pour soumettre les Noirs, il servira aux Noirs à prendre à leur tour le pouvoir. En 1947, les «peuples barbares» décrits par les premiers colons se sont mués en cheminots. Ils font donc la grève. Elle dure près de cinq mois et ouvre le premier acte de la décolonisation. Mais personne n’y pense encore en 1923, quand on connecte officiellement les lignes maliennes et sénégalaises, inaugurant une ligne continue de 1 300 kilomètres de Saint-Louis à Bamako. C’est l’aboutissement d’une aventure hors du commun. Quand les locomotives à vapeur s’élancent sur la première ligne en service, entre Dakar et Saint-Louis, on est seulement en 1885, et des empires résistent toujours à l’Est.

Le Mali s’appelle encore le Soudan français. Les Français, les Britanniques et les Allemands se font la course pour planter leur drapeau les premiers sur de vastes étendues où ils rêvent de déposer des rails. L’époque est à l’optimisme industriel et à la bonne conscience. Le général Faidherbe, gouverneur du Sénégal et chaud partisan du train Dakar-Niger, est un passionné de linguistique africaine, ce qui ne l’empêche pas de prêcher la table rase : «La civilisation n’a fait de grands progrès dans le monde, écrit-il en préambule de ses notes, publiés en 1881, qu’à la suite de la formation de vastes empires par des conquérants ; ces derniers sont de leur vivant de véritables fléaux, mais bientôt, au milieu des ruines qu’ils ont amoncelées, se manifestent d’heureuses conséquences de leur passage sur Terre. C’est qu’ils ont créé entre les hommes des facilités de communication qui n’existaient pas dans l’état de fractionnement où se trouvent les pays sauvages…»
Faidherbe militait déjà pour son train alors que la conquête du Sénégal n’était pas achevée, et que celle du Mali ne faisait que commencer. Le général était en revanche radicalement opposé au projet à la Jules Verne du ministre des Travaux publics Charles de Freycinet : un chemin de fer transsaharien qui relierait les possessions françaises d’Algérie et d’Afrique, et donnerait naissance à «une Inde française qui rivalisera avec celle des Britanniques».

Ce songe d’empire se noie dans le sang en février 1881, avec le massacre par les Touareg de la mission Flatters, une colonne composée de tirailleurs et d’officiers français, chargée des relevés topographiques. Faidherbe décrit avec une sobriété militaire l’arrivée des rescapés, après une odyssée de 1 500 km dans le désert : «Le 28 avril, le khalifat de Ouargla recueillit environ la moitié de ces malheureux, qui avaient mangé l’autre moitié, y compris Pobéguin.» Le sergent Pobéguin était le seul Français du groupe ayant survécu aux attaques des Touaregs…
L’ambition nigérienne de Faidherbe est de toute façon en marche. La première tranche de crédit pour le Dakar-Niger a été votée l’année précédente. L’armée française et ses tirailleurs ont déjà fait une partie du travail : forçant son chemin vers l’est, elle a réussi à établir une série de forts, ainsi qu’une li gne télégraphi que, sur le tracé du futur chemin de fer. Non sans mal. La pénétration française ne fut pas une promenade. Mais contrairement au Sahara, on pouvait ici amener de l’artillerie pour pulvériser les fortifications des rois locaux, altières mais fragiles. Et l’on pouvait acheminer troupes et canons par les fleuves, sur des navires à vapeur apportés en pièces détachées au début des voies navigables.

Malgré ces atouts stratégiques, les Français se heurtèrent pendant des années à la résistance farouche de grands chefs de guerre dont on chante encore les exploits au Sénégal et au Mali. Dans les années 1850, Faidherbe est en guerre contre El-Haj Omar Tall, chef charismatique de l’ethnie peule que les Français appellent Toucouleur, et fondateur d’un empire sur le territoire de l’actuel Mali. En 1856, c’est le choc décisif. El-Haj Omar fait le siège du fort de Médine, alors la construction la plus avancée de Faidherbe, sur le fleuve Sénégal. L’armée Toucouleure compte de 20 000 à 25 000 hommes armés de fusils.
Le siège dure 97 jours. C’est une épopée de courage et d’horreur. Faidherbe, encore : «A chaque assaut, les assiégeants laissaient des centaines de cadavres au pied du mur du fort.» Rapidement, les monceaux de corps en putréfaction empestent la garnison. Le 18 juillet 1856, les militaires et les quelque 7 000 habitants du village allié relié au fort n’ont plus rien à manger. Le commandant, le sergent Desplat, à court de munitions, a préparé des grenades pour se faire sauter «quand il verrait l’ennemi dans la place». C’est alors, comme au cinéma, que surgit Faidherbe lui-même, à bord d’un vapeur portant «500 combattants, dont 100 Blancs». A quelques kilomètres, le navire est bloqué par des hauts fonds. Faidherbe clame : «Le devoir est de périr ou de sauver Médine.» On «surchargea les soupapes de sûreté et on poussa les feux».

Le bateau s’arrache. Le fort est sauvé et El-Haj Omar repoussé. Les Français auront encore à faire avec un autre roi toucouleur et combattant de l’islam, le sultan Ahamadou. Son Etat de Ségou, qui bloque la progression du train, ne sera enlevé qu’en 1890. Pendant ce temps, la tempête se lève aussi à l’Ouest, où le roi wolof du Kajoor, Lat Dior Diop, part en guerre contre la construction du train Saint-Louis- Dakar, dans lequel il voit la fin de son indépendance. Il mourra dans une bataille contre les troupes françaises en octobre 1886. Le Dakar-Saint-Louis roule alors depuis plus d’un an…

Soixante et un ans plus tard, l’histoire joue un tour imprévu. Les cheminots africains se révoltent. La grève dure «quatre mois et vingt jours», se souvient encore Issaga Kanté, ancien gréviste aujourd’hui âgé de 90 ans, «grand notable» de Thiès, comme l’annonce sa carte de visite. La révolte est née de la montée en puissance d’un syndicat, la Fédération autonome des cheminots. Des cheminots africains, s’entend : les Blancs avaient leur propre organisation. En cette année 1947, peu de chose avaient changé dans les relations sociales depuis Faidherbe. La plupart des quelque 8 000 travailleurs africains, comme Issaga Kanté, émargeaient au titre d’«auxiliaire», sans aucune garantie. Le cahier de doléances présenté six mois auparavant donne une idée de ce qu’était le Dakar-Niger à cette époque : il demande l’embauche des auxiliaires, l’égalité des salaires entre Blancs et Noirs, 15 jours de vacances et un équipement minimum pour les «garde-voies», chargés de veiller sur la sécurité de la ligne : des chaussures, une lampe-torche et un fusil pour se défendre contre les fauves.

Le conflit gagnera tous les chemins de fer de l’Afrique occidentale française. Les cheminots sont sénégalais, mais aussi maliens, guinéens, ivoiriens… Ils rentreront chez eux porteurs d’une culture syndicale offensive. L’affrontement fut très dur, les grévistes étant presque réduits à la famine. On envoya des Français pour tenter de faire marcher le train, «mais cela n’a pas fonctionné. On tenait les aiguillages, se rappelle Issaga Kanté. Et nos femmes leur lançaient des pierres.» La plupart des cheminots français refusent d’ailleurs de conduire les machines à vapeur dans la chaleur africaine.

Les rares trains qui circulent se heurtent au boycott de la population. Il y a des martyrs. Mamadou Cissé, le chef de gare de Tabaoro, près de Bamako, malade, refuse le transport à l’hôpital par le train et meurt sur place. L’Afrique porte ses grévistes, qui subsistent grâce aux dons de centaines de gens modestes. Les listes des donateurs portent souvent la mention : «boy» ou «voisin». La CGT française offre pour sa part 500 000 francs. Et la grève fait trembler la colonie. Les grévistes marchent sur Dakar où ils tiennent un meeting géant. Ils obtiennent finalement satisfaction, et la grève entre dans la mythologie. Le mouvement fut aussi crucial pour la carrière de Léopold Senghor, alors représentant du Sénégal à l’Assemblée nationale française, en compagnie de Lamine Guèye. Ce dernier prit parti contre la grève. Senghor la soutint et en retira une grande popularité. Fort de son succès, il quitte l’année suivante la section africaine de la SFIO française, à laquelle il appartenait ainsi que Lamine Guèye, et fonde le Bloc démocratique sénégalais, qui remporta les élections de 1951.
Epilogue : après l’indépendance, en 1960, le leader de la grève, Ibrahima Sarr, devint ministre. En 1962, sous l’accusation d’un complot imaginaire, il fut arrêté et emprisonné par Senghor en même temps que le premier ministre Mamadou Dia. On reconnaît les grands chefs à leur ingratitude.
Que reste-t-il de la grève de 1947 ? A Thiès, pour entretenir la mémoire, les syndicats se réunissent toujours dans la «fosse» où l’on réparait les locomotives. La Cité Ballabey, et ses 155 villas coloniales fleuries, où habitaient les cadres blancs, est devenue la cité Ibrahima Sarr et abrite des cadres de l’ancienne SNCS. Les immenses ateliers, où travaillaient des centaines d’ouvriers spécialisés, tournent encore avec quelques dizaines de travailleurs. On y forge toujours des pièces et des boulons pour les antiques machines Diesel. Les ouvriers spécialisés y remettent en marche des machines-outils datant des années 1900. C’est un musée du rail où tout fonctionne. «Nous voulons sauver notre train. Nous voulons relever le défi», dit Mamadou Guèye, le chef du groupe machines-outils. Des ateliers de Thiès est aussi sortie la fierté des cheminots d’aujourd’hui, le «petit train bleu», le seul train de banlieue de l’Afrique de l’Ouest, entièrement fabriqué maison.
A Thiès, les retraités du rail se réunissent tous les matins à l’ombre des caïlcédrats, en des endroits différents selon les classes d’âge, pour évoquer le passé. Ils disent leur nostalgie comme tous les cheminots du monde dans une langue chargée de nombres mystiques. Se souviennent par coeur des numéros des trains, du 51 qui faisait Touba-Dakar, du 23 qui allait jusqu’à Kaolack, des trois express internationaux par semaine, des locomotives BB 2000 qui n’étaient pas adaptées au climat, des CC canadiennes qui peuvent tirer 1 600 tonnes. Un crève-cœur pour Amadou Kanté, ancien chef mécanicien de la ligne : «Dites bien que cela nous fait de la peine de voir ce qui arrive au train.»

Article publié initialement dans le Figaro le 10 août 2004.
Source : Train de légende : le Dakar-Bamako (depuis le site Arts Afrique Noire).