Train Dakar-Bamako (3) : gris-gris et revenants

Troisième et dernier volet du triptyque du Figaro, consacré à la mythique ligne de chemin de fer qui relie Dakar à Bamako… et unit dans l’histoire Faidherbe, Samori Touré et Che Guevara.
A Kidira, le train quitte le Sénégal pour le Mali. La vitesse oscille toujours entre 20 et 60 kilomètres à l’heure. L’ancien chemin de fer colonial survit à peine à sa légende. La construction de la ligne dans son deuxième pays d’adoption donna lieu à de sanglantes batailles contre le dernier grand chef de guerre du Sahel. Autour du train flotte aussi le souvenir des cheminots marabouts et d’une curieuse tentative de révolution africaine menée dans les années 60 par Ernesto Che Guevara…

Le matin se lève au paradis. Depuis son départ de la capitale sénégalaise, la veille, le Dakar-Bamako traversait un paysage uniforme de sable, d’épineux et de baobabs. Passé Tambacounda, le chemin de fer roule soudain dans un tunnel de verdure, une forêt magique zébrée d’oiseaux bleus aux reflets métalliques. La chaleur s’est apaisée un moment au lever du soleil. A Tambacounda, où le train s’est arrêté environ une heure comme à chaque gare, la scène habituelle s’est répétée : toute la ville semblait s’être transportée près des rails, pour vendre aux voyageurs des sacs de riz, des lunettes de soleil, des tongs, des tissus, des animaux vivants. On s’est restauré à l’un des nombreux restaurants ambulants. Un grand bol de café au lait et deux grosses tartines beurrées coûtent 300 francs CFA, 46 centimes d’euro. Si le train s’arrête, tout cela s’arrêtera avec lui.
Et le train semble à l’agonie, comme le rappellent aux passagers leurs muscles endoloris par une nuit sur les banquettes crevées.
Comment en est-on arrivé là ? En 1985, au moment du centenaire, on avait relancé le chemin de fer, acheté des autorails espagnols flambant neufs… Le directeur de l’époque de la Régie des chemins de fer sénégalais, Ibrahima Niang, l’assure aujourd’hui : «En réalité, le train n’a cessé de se dégrader depuis l’indépendance…» Il en a dit beaucoup plus dans un récit aujourd’hui épuisé, Gaal Dieeri, («la pirogue des hautes terres», surnom donné au train par les Sénégalais). A entendre M. Niang, les directeurs successifs de la régie se sont heurtés à une forteresse syndicale devenue toute-puissante depuis la mythique grève de 1947 (lire l’article précédent).

«Au fil des ans, la régie était devenue un îlot d’intrigues solides… Bon nombre de cheminots s’étaient imaginés que la Régie des chemins de fer du Sénégal était un eldorado où l’on pouvait tout acquérir. Les uns pensaient pouvoir caser leurs fils, les autres faire construire une maison, soigner ou faire voyager amis et parents, offrir comme sur un plateau d’argent des affaires présumées juteuses…»
Mais, sur le continent noir, l’invisible a toujours sa part. Les cheminots, écrit l’ancien directeur, «propageaient autour d’eux un mythe d’invincibilité pouvant faire appel tant aux méthodes modernes de lutte syndicale qu’aux forces africaines les plus occultes». La magie est une chose sérieuse en ces contrées. A peine promu, le directeur se voit mis en garde de tous côtés : «Il faut de toute urgence consulter les personnes capables de vous préserver des amulettes disséminées partout dans l’entreprise. L’on vous recommande avec insistance de procéder à un nettoyage ainsi qu’à une fouille systématique et sans complaisance du bureau et de la résidence avant de vous y installer. On vous indique les recoins où divers animaux ont été sacrifiés.»
Le nouveau directeur, qui voudrait changer les choses, se voit prévenu : «Pour vous guérir de toute présomption d’efficacité ou de compétence, on vous rappelle la valse forcée des neuf directeurs généraux qui, depuis l’indépendance, se sont succédé à une fréquence contraire à toute logique de gestion à la tête de l’entreprise. On vous rappelle enfin avec force détails l’accident mortel de tel ou tel responsable ou le malheur qui a frappé l’un de vos prédécesseurs.»

L’occultisme et le syndical se mélangent en permanence, affirme Ibrahima Niang : «Un vieil ami, vous prenant par la main, vous parle de cheminots qui exercent, à la tête des mosquées de la ville, la fonction d’imam et qui seraient investis de pouvoirs spirituels efficaces.» Les hauts lieux de l’histoire syndicale ont eux aussi leur envers magique. Surtout la fosse d’entretien des machines à Thiès, l’épicentre de la grève de 1947 où sont toujours prises aujourd’hui les décisions syndicales les plus importantes : «On disait qu’un pacte de complicité existait entre les responsables syndicaux et les esprits qui surveillaient en permanence cette place chargée de souvenirs. Seuls, parmi les dirigeants, ceux qui étaient parvenus à satisfaire à une série de pratiques rituelles, tel le port de gris-gris ornés de perles ou de minuscules cornes, détenaient le privilège d’influencer, de façon décisive, les cheminots arrivés en masse pour les écouter.»
On avertit enfin le directeur fraîchement nommé que, dans les cas d’urgence, les cheminots sortent leur arme de dissuasion : «On vous révèle qu’au paroxysme de la colère, les travailleurs du rail sénégalais ont l’habitude de se livrer à une pratique fort redoutée et imparable : les mains tendues vers le ciel, debout face à la direction générale, ils poussent en chœur un puissant «Allah akbar». Cette terrible et ultime invocation expose alors à terme le directeur général soit à une mort accidentelle, soit à un limogeage rapide et inévitable.» Allez redresser une entreprise contre de tels adversaires, dit en filigrane l’ex-directeur…..

L’utilisation de la religion comme arme ne date pas d’hier, quand il s’agit du train. En approchant du Mali, on entre sur les terres qui virent l’affrontement de l’armée française avec le dernier grand résistant d’Afrique de l’Ouest, Samori Touré, à la fois chef de guerre et chef religieux comme ses prédécesseurs, el-Haj Omar ou le sultan Ahmadou. A la fin des années 1880, dans la région de Kayes, au Mali, les rails avancent péniblement vers l’est, posés dans des conditions difficiles sur un tracé approximatif. On importe des ouvriers français, marocains et chinois. On a aussi recours au travail forcé des locaux. Mais la conquête n’est pas terminée. A peine ont-ils abattu l’empire peul de Ségou que les Français attaquent par surprise leur dernier ennemi. Lui aussi fait figure de légende. Le Malinké Samori Touré a créé par le fer et le sang un empire d’un type nouveau.
S’il se réclame lui aussi de l’islam, Samori, fils de colporteur, n’est pas noble. Il fonde une sorte de Prusse africaine divisée en dix provinces et 162 districts, où l’armée est le centre du pouvoir et les postes distribués au mérite, non selon les origines sociales.
Samori est un général redoutable et moderne, un précurseur des guérillas africaines. Les Français apprennent qu’il achète des fusils à répétition aux Britanniques de Sierra Leone. Faidherbe, tout en le qualifiant de vil marchand d’esclaves, paraît avoir succombé à son prestige. Il le décrit «de haute stature, maigre comme un ascète, la voix chaude et vibrante, jouissant d’un grand renom de sainteté». Le général trouve même des accents romantiques pour saluer son adversaire : «Il se fait suivre de devins et d’augures qui chantent ses vertus et sa mission divine, annoncent les batailles et prophétisent les victoires.»

Samori a compris que l’affrontement direct ne paie pas contre les canons. Il harcèle les Français pendant huit ans, pratiquant la tactique de la terre brûlée en incendiant les villages. Le fantôme de Samori Touré hante l’Afrique de l’Ouest. Son descendant Sékou Touré, le leader guinéen qui en 1958 dit non à de Gaulle et à l’Union française, se réclamait souvent de lui. Samori fut capturé en 1898. On l’envoya par la mer au Gabon, où il mourut l’année suivante. Le dernier souverain guerrier du Soudan français fut emmené par le train à Dakar, son port d’embarquement pour l’exil. Le chemin de fer avait gagné.
Plus tard, le train transporta d’autres exilés, mais en sens inverse. Le 21 août 1960, à 18 h 30, un cortège de voitures escorté par des gendarmes sénégalais dépose sous bonne garde, à la gare de Dakar, les dignitaires de la fédération du Mali : le président du gouvernement fédéral malien, Modibo Keita, et son épouse, des ministres, de hauts fonctionnaires et vingt députés, tout ce monde accompagné de leurs familles. Un autorail spécial leur a été réservé pour les expulser vers Bamako. C’est l’éclatement de la Fédération du Mali, l’unique tentative panafricaniste, à l’orée des indépendances : le Sénégal et le Mali, l’ex-Soudan français, avaient formé un Etat fédéral au vaste territoire, qui ne dura que 18 mois et se rompit brutalement dans une histoire confuse de coup d’Etat avorté. Cet Etat fédéral avait pour ossature le train des Français, qui présida à sa chute et faillit en mourir : pendant deux ans, le trafic fut interrompu entre les deux pays.

Ce n’était pas la dernière fois que le chemin de fer de Faidherbe jouait un rôle dans l’histoire. En 1965, le train fit avorter une tentative de révolution armée au Sénégal sous l’égide de Che Guevara. Cet épisode méconnu vit le Che tenter d’appliquer sa théorie des «focos» (foyers de lutte révolutionnaire) au pays de Senghor. Amath Dansokho, aujourd’hui vice-président de l’Assemblée nationale sénégalaise, a participé à cette aventure rocambolesque. Il était à l’époque le numéro deux du Parti africain de l’indépendance (PAI), une formation de gauche opposée au président Léopold Senghor. Exilé au Mali, il apprend que son secrétaire général, Majhmout Diop, a envoyé des dizaines de membres du parti suivre un stage d’entraînement à la guérilla à Cuba, à l’initiative de Che Guevara. A l’époque, le représentant du PAI à Cuba a pratiquement rang d’ambassadeur… Mieux, les «stagiaires» revenus en Afrique ont commencé à s’installer dans la forêt de l’est du Sénégal, où ils attendent des armes, qui doivent être fournies par le Mali, dirigé par le socialiste Modibo Keïta.

Le Che débarque alors en visite officielle à Bamako. Le soir même, il reçoit Amath Dansokho et les dirigeants du PAI à l’ambassade de Cuba. Dansoko se souvient très bien de Guevara, «un narguilé dans une main et son pulvérisateur contre les crises d’asthme dans l’autre». Le révolutionnaire les complimente : «La préparation est bonne. Je l’ai suivie avec attention grâce à votre représentant à La Havane.» Le Che confirme aux révolutionnaires sénégalais que les armes vont bientôt arriver. «Il nous dit que Modibo Keïta l’avait assuré que ses services étaient en train d’effacer les numéros des fusils, de fabrication tchèque», raconte Amath Dansokho. Après quoi, comme les autres dirigeants de son parti, il subit un entraînement de dix jours aux techniques de base de la guérilla, dispensé par certains des ex-«stagiaires».
Pendant ce temps, le Che est parti faire une tournée dans la boucle du Niger. En rentrant, il semble avoir des doutes : «Il nous a dit, en plaisantant à moitié, qu’on n’arriverait jamais à faire la révolution dans un pays où les pêcheurs n’ont qu’à lancer une fois leur filet au bord de l’eau pour ramasser des poissons», se souvient Dansokho.
De toutes façons, l’affaire capote brutalement un beau matin : «Modibo Keïta nous a convoqués à 7 heures du matin. Il portait son habituel costume blanc. Il nous a dit qu’il était de tout coeur avec nous, mais que malheureusement, nous devions partir. Prévenu du complot, Senghor lui avait envoyé son ministre des Affaires étrangères, qui avait menacé de couper le train Dakar-Bamako. Et le train était vital pour le Mali.»

Ahmat Dansokho et son secrétaire général seront très vite envoyés à Alger. Un accord a été passé avec le FLN, qui les loge dans une villa luxueuse. Quant aux «stagiaires», infiltrés dans la forêt, ils se rapatrieront d’eux-mêmes dans leurs foyers. Cette même année 1965, le Che disparaît. On apprendra bien plus tard qu’il était au Congo, dans le maquis de Laurent-Désiré Kabila, pour tenter d’allumer le feu en Afrique. Mais, à l’époque, le futur tombeur de Mobutu déçoit le Che, qui le traite dans son journal d’«inutile».
Amath Dansokho revit une fois Che Guevara, à Alger. «Il me donna le livre d’un jeune philosophe français, Régis Debray, qui exposait sa théorie. Mais moi, je ne croyais pas à la révolution armée sans les masses.»
Le Che fut tué en Bolivie. Senghor amnistia les révolutionnaires sénégalais. Le train avait sauvé le Sénégal. Aujourd’hui, le Sénégal veut sauver son train plus que centenaire.

Pierre Prier

Article publié initialement dans le Figaro le 11 août 2004.
Source : Train de légende : le Dakar-Bamako (depuis le site Arts Afrique Noire).