Je me réjouissais de sa présence et elle s’étonnait de la mienne. Nous sommes parvenus à la même conclusion qui nous a fait éclater de rire en même temps. (Christian Bobin)
Dakar (Colobane), 26 octobre 2002
Tu te tenais aux jupes de ta mère la première fois que nous nous sommes rencontrés. Je me souviens de ta surprise de voir un toubab dans cet appartement qui était un peu le tien. Tu fuyais, tu te dissimulais derrière tout ce qui pouvait te permettre, en douce, de m’observer – de me cerner. Ami ou ennemi ? Je me souviens de ton regard en coin, inquisiteur, de ton visage froid, sans sourire.
Je ne savais pas encore que j’allais revenir régulièrement dans cette maison, où vivait ton oncle Amath, qui allait vite devenir mon meilleur ami au Sénégal, et mon ange gardien dakarois.
Ah, Mama ! Je suis revenu à maintes reprises sur Dakar, et nous nous sommes revus souvent dans cet appartement où je logeais chaque fois, au milieu des gens de ta famille – devenue la mienne aussi. Dans ton pays, on arrive en ami, on partage un repas, un verre de thé : c’est la « teranga », une tradition d’accueil et d’hospitalité à elle seule incroyable. Parfois cela va plus loin, parfois on est littéralement adopté et considéré comme un membre de la famille : c’est ce que j’ai eu la chance de vivre au milieu des tiens.
Avec toi, bien sûr, les choses n’ont pas été aussi simples : à quatre ans, on ne donne pas sa confiance au premier venu, surtout s’il est blanc… La seconde fois pourtant, tu m’as souri. Mais tu étais encore restée à bonne distance, plein d’espièglerie, en te cachant dès que mon regard se tournait vers toi. La fois suivante, tu as poussé l’audace jusqu’à me prendre la main pour me saluer… C’était gagné. Ce jour-là, nous avons même joué à cache-cache : tu partais en courant dès que tu me voyais m’approcher de toi. Tu avais ri, tellement ri !…
Ah, Mama ! Après m’avoir toléré, tu m’acceptais. Tu n’hésitais plus à venir me saluer, à jouer avec moi, à grimper dans mes bras, à me parler même. Comme tu ne parlais pas français, tu me parlais en wolof. Je ne comprenais rien, évidemment, mais tu t’en moquais, tu m’appelais (« Cy-il !? » – je t’entends encore !) et tu me disais quelque chose… Je te regardais, je souriais, surpris par ton aplomb, amusé par tes grimaces, charmé par ton sourire. Il y avait entre nous une vraie complicité. Je me suis pris pour toi d’une véritable affection.
Amath disait que tu étais « trop intelligente », et c’était vrai. A vivre au milieu des grands, tu avais grandi avant l’âge. Du haut de tes quatre ans, dans tes regards, dans tes intonations et dans tes attitudes, on sentait déjà un caractère fort, une âme inflexible. « Celle-là, quand elle va grandir, attention… » disait encore Amath.
Oui, tu vas grandir Mama, tu as même déjà grandi au moment où j’écris ces lignes. Je me demande si tu te rappelleras de moi quand je reviendrai. Sans doute pas… Mais moi, je n’oublierai ni le regard espiègle, ni le sourire craquant de la petite fille de quatre ans que tu étais.
« L’appel du muezzin de Colobane
Sur la ligne d’arrivée du Tour du Sénégal »»