Petits talibés, enfants perdus

PETITS TALIBÉS – Enfants de l’école coranique et petits mendiants des villes, identifiables à leur boîte de conserve rouge et à leur regard souvent triste.

Dakar, 2 novembre 2002

Ils sont partout dans les rues de Dakar. Pieds nus et vêtus de guenilles, une boîte de conserve à la main, ils passent l’essentiel de leur temps à mendier, par petits groupes, pour une petite pièce ou quelque chose à manger. Derrière ce tableau quotidien choquant se cache une organisation sociale établie et ancrée dans la tradition musulmane : l’école coranique.

Les petits talibés ne sont pour la plupart ni des orphelins ni des enfants abandonnés à leur sort par des parents indignes. Ce sont des élèves de l’école coranique, qui ont été confiés en bas âge par leurs parents à un marabout.

Traditionnellement, le statut de talibé était un passage obligé dans la tradition du « futur musulman ». Il constituait pour l’enfant un moyen d’apprendre la vie, de se forger un caractère dans des conditions d’existence difficile tout en apprenant les préceptes religieux. Le marabout leur proposait un toit et leur dispensait son enseignement, mais il ne les nourrissait pas et les talibés devaient mendier leur pitance chaque jour. Une vie de petit talibé que présente cet extrait de l’aventure ambiguë, ouvrage autobiographique de Cheikh Amidou Kane :

« La paix de Dieu soit sur cette maison. Le pauvre disciple est en quête de sa pitance journalière.»

La phrase, chevrotée plaintivement par Samba Diallo, fut reprise par ses trois compagnons. Sous la morsure du vent frais du matin, les quatre jeunes gens grelottaient sous leurs légers haillons, à la porte de la vaste demeure du chef des Diallobé.
« Gens de Dieu, songez à votre mort prochaine. Éveillez vous, oh, éveillez-vous ! Azraël, l’Ange de la mort, déjà fend la terre vers vous. Il va surgir à vos pieds. Gens de Dieu, la mort n’est pas cette sournoise qu’on croit, qui vient quand on ne l’attend pas, qui se dissimule si bien que lorsqu’elle est venue plus personne n’est là.»

Les trois autres disciples reprirent en chœur :
« Qui nourrira aujourd’hui les pauvres disciples? Nos pères sont vivants, et nous mendions comme des orphelins. Au nom de Dieu, donnez à ceux qui mendient pour Sa Gloire. Hommes qui dormez, songez aux disciples qui passent ! » (…)

Sous le vent du matin, Samba Diallo improvisait des litanies édifiantes, reprises par ses compagnons, à la porte close de son cousin, le chef des Diallobé. Les disciples circuleront ainsi, de porte en porte, jusqu’à ce qu’ils aient rassemblé suffisamment de victuailles pour leur nourriture du jour. Demain, la même quête recommencera, car le disciple, tant qu’il cherche Dieu, ne saurait vivre que de mendicité, quelle que soit la richesse de ses parents.

La porte du chef s’ouvrit enfin. Une de ses filles parut, qui fit un sourire à Samba Diallo. Le visage du garçon demeura fermé. La jeune fille déposa à terre une large assiette contenant les reliefs du repas de la veille. Les disciples s’accroupirent dans la poussière et commencèrent leur premier repas du jour. Lorsqu’ils eurent mangé à leur faim, ils mirent précautionneusement le reste dans leurs sébiles. Samba Diallo, de son index replié, nettoya l’assiette sur toute sa surface et porta la boulette ainsi recueillie à sa bouche. Il se releva ensuite et tendit l’assiette à sa cousine.

– Merci, Samba Diallo. Bonne journée », fit-elle dans un sourire.

Cheikh Amidou Kane, l’aventure ambigue

Mais le lyrisme de cette description de la condition des petits talibés (écrite en 1961) se confronte désormais mal à la réalité du sort des enfants au tournant des années 2000, livrés à eux-mêmes dans les rues, et soumis à la volonté de marabouts parfois peu scrupuleux…

« Ces talibés malpropres, mal vêtus et pieds nus, mendient partout dans les villes pour satisfaire leurs besoins de première nécessité, mais aussi pour entretenir financièrement et matériellement les personnes adultes en charge de leur éducation. Le daara (l’école coranique) était auparavant une structure communautaire de socialisation mais est devenu aujourd’hui une source d’exploitation quand les enfants sont utilisés comme talibés mendiants au profit des marabouts. »

Privés de leur vie d’enfant et de l’accès à l’école publique où l’on apprend à parler le français, à lire, écrire et compter, soumis à un enseignement pauvre et archaïque qui consiste pour l’essentiel à apprendre par cœur les versets du Coran dans une langue (l’arabe) qu’ils ne comprennent même pas, exploités par les marabouts qui voient là un moyen facile d’arrondir leur déjà bien grasses fins de mois, les petits talibés sont aujourd’hui les victimes d’une tradition dépassée. Quel avenir pour eux ?

Enfants de Tambacounda
de la Rossina, ou d’ailleurs
Enfants comme déposés là
Sous tous les grands froids
Sous les grandes chaleurs
Comme étonnés perdus volés
Par l’absurdité du danger
D’une vie qu’ils n’ont pas demandée

Ils chantent malgré nous
Ils chantent malgré tous ceux qui acceptent tout
Qui acceptent de vivre sans amour
Mais si les hommes se taisent
Les enfants chantent toujours

Michel Berger – les enfants chantent toujours
Un site sénégalais
sur les petits talibés :
Les talibés – Pots aux feux rouges

Fort heureusement, il existe aussi des associations qui organisent l’accueil des enfants en difficulté et oeuvrent pour que les petits talibés retrouvent la dignité et la légèreté d’une vie d’enfant, par exemple :

  • À Dakar, l’Empire des enfants : une organisation qui œuvre inlassablement pour la prise en charge, la protection et la réinsertion sociale des enfants vivant en situation de vulnérabilité dans les rues
  • À M’Bour, la Case : une association stéphanoise qui propose entraide et de soutien pour les enfants sénégalais (un contact avec été établi lors de mon engagement au sein de Jángalekat.)

Reportage : Les enfants perdus de M’Bour