Samedi 23 octobre 2004, de Lyon à Dakar via Madrid
C’était il y a quatorze mois. Au terme d’un vol solitaire de Dakar à Lyon via Alger, je rentrais du voyage de ma vie après avoir passé un an au soleil de l’Afrique, l’esprit tout embué de souvenirs, de rencontres et d’émotions. A l’aéroport St Exupéry, seuls mes parents et l’amie Manou s’étaient déplacés. Un comité d’accueil plus consistant m’attendait au prénat, dans mon fief familial.
Manou est encore là ce 23 octobre alors que je m’apprête à retrouver la terre africaine, c’est elle qui me dépose à l’aéroport en compagnie de Claire alias “Bichetteka”, mon acolyte de l’association Jangalekat, très excitée alors qu’elle s’apprête à découvrir le Sénégal pour la première fois. Depuis de longues semaines, de lectures africaines en échanges divers avec les membres de l’association, elle s’est préparée à ce voyage avec beaucoup d’impatience et d’excitation.
Pour ma part, je n’ai pas vraiment anticipé ce départ, ce voyage, mes retrouvailles avec les pays et les gens de là-bas, l’émotion qui devrait accompagner tout cela. La tête dans le guidon depuis la rentrée, j’avais surtout attendu la venue de Karine, venue me rejoindre en France pendant une toute petite semaine avant que je ne m’envole pour le Sénégal. Vendredi soir, la veille du départ, l’esprit libéré par le début des vacances scolaires, la pression commence tout juste à monter, mais je repousse encore l’idée de partir : au lieu de faire mon sac et de préparer mes petites affaires, je passe la soirée à envoyer quelques mails, à surfer, à regarder la télé, et je me couche encore une fois trop tard, pas prêt du tout !
Samedi matin…. De nouveaux signes trahissent mon manque de “présence” en ce jour de départ si particulier : une heure avant l’arrivée des filles, les yeux pleins de sommeil en retard, je n’ai toujours rien mis dans mon sac à dos et je n’arrive pas à faire le tri parmi tout ce que je dois emmener – ou pas. J’oublie d’imprimer quelques documents utiles pour notre mission avant de partir… Entre Lyon et Madrid, je trouve le moyen d’abandonner un bouquin que m’avait prêté Félicia dans la pochette de mon siège. A Madrid, c’est un cadeau de Manou pour Mody Boye que je dépose quelque part dans l’aéroport et que j’oublie de récupérer avant d’embarquer. A nos actes manqués… Claire se moque gentiment, mais ne doit pas se sentir très rassuré de partir avec un tel boulet, censé la guider dans sa découverte du pays !
Je sommeille entre Madrid et Dakar, je me réveille à quelques minutes de l’arrivée et je réalise – enfin ! – ce qui m’arrive, ce qui m’attend, le Sénégal, la Teranga (l’hospitalité et l’accueil légendaires des gens de ce pays), le soleil, et puis les gens, mes familles d’adoption, tous les amis ! Je me redresse sur mon siège, j’ai des sursauts d’excitation et d’impatience, je souris comme un enfant, j’ai envie de crier, c’est trop bien !
Dakar, enfin, vers 21 heures. L’attente pour les formalités est un peu longue, surtout que nous devons supporter la présence de quelques toubabs bien lourds, de ceux qui vont probablement aller découvrir le Sénégal au bord de la piscine d’un des hôtels-clubs de Saly ou des Almadies… Deux ou trois disjonctages complets de l’aéroport pendant quelques secondes agrémentent cette attente, histoire de bien nous mettre dans l’ambiance. Le douanier qui nous reçoit nous demande de préciser où nous allons loger à N’Dangane, il me fait répéter quatre fois le nom du campement “le Cormoran”, apparemment il ne sait pas qu’il s’agit d’un oiseau de son pays dont les spécimens pullulent autour du port de Dakar !
Nous récupérons les bagages, j’aperçois Amath en train de me faire signe… sama waay, mon ami ! Avant de plonger vraiment vers l’extérieur et l’ambiance de la nuit dakaroise, nous faisons un détour vers la machine à billets pour acheter des CFA. Le distributeur est en panne, pas vraiment une surprise. Mais Amath a ses entrées, il est chauffeur pour la CBAO et passe ici deux fois par jour. Nous entrons avec lui dans le bureau de la banque encore ouverte, nous pouvons retirer au guichet pendant qu’il va… taper la converse avec la responsable de l’agence de l’autre côté de la vitre. “C’est ma patronne” me dit-il. Une nouvelle coupure de courant survient alors que l’employée vient de me transmettre ma liasse de billets, au secours, c’est un hold-up ?
Et nous voilà dehors, au milieu du va-et-vient des voyageurs, des rabatteurs, des petits porteurs qui se croisent sur le parvis. Pendant qu’Amath va chercher la voiture, nous posons les bagages et assistons au ballet perpétuel et désorganisé des véhicules dans lequel les taxis jaune et noir succèdent aux épaves rouillées et sans phares – ou aux 4×4 de luxe. Bichetteka semble ne pas réaliser et s’amuse. Une vieille 505 ayant assurément plusieurs centaines de milliers de bornes au compteur passe, puis une 607 dernier modèle flambant neuve… Amath lui se radine avec un vieux 4×4 emprunté à un ami. En voiture !
Claire a les yeux grands ouverts tout au long de la route jusqu’au centre de Dakar, se laisse un peu surprendre par la conduite instinctive des autochtones et la nonchalance des piétons qui traversent sans se presser, noirs dans la nuit noire… J’échange avec Amath des nouvelles des amis et de nos familles respectives selon la tradition locale. La route de Yoff, le stade où résonnent encore les cris des supporters côtoyés lors de deux matchs des “Lions” inoubliables, l’autoroute puis la sortie, le carrefour avec l’avenue HLM très animée et les vieux cars rapides qui se succèdent, déboîtent et reboîtent sans crier gare. Quartier Bene Tally, une dernière petite rue en sable pour immobiliser la voiture au pied d’un immeuble rénové. C’est là qu’Amath s’est installé depuis un mois avec la belle Adia, qu’il a épousée en ma présence en juillet 2003.
Adia nous accueille avec son habituel gentillesse, nous nous faisons la bise ce qui est coutume rare chez les sénégalais, adeptes du serrement de main à longueur de journée. L’émotion passée, Adia me lance : “mais, tu as grossi ?” Bon, oui, après un an de régime thiep bou dien, j’ai peut-être pris quelques kilos depuis mon retour en France…
Nous découvrons un appartement très coquet et plutôt bien équipé, avec notamment une chambre à coucher impressionnante (immense armoire, tête de lit et tables de nuits en bois sculpté…) qui a coûté bonbon : 500.000 CFA ! Je comprends mieux pourquoi les sénégalais disent qu’il faut beaucoup d’argent pour pouvoir épouser une fille : il faut être en mesure de la combler en achetant une chambre complète. Ce poids des traditions et ce besoin d’apparence, encore…
Claire et moi nous affalons dans les canapés du salon, grand besoin de nous poser et de savourer l’instant : nous sommes au Sénégal ! Le sourire de Bichetteka ne trompe pas. Amath nous abandonne pour ramener la voiture à son propriétaire. En son absence, deux visiteurs pas vraiment inconnus nous rejoignent : M’Baye, le grand nounours grâce à qui j’avais assisté à mon premier match des lions, et Laye Sow, le cousin rigolard d’Amath. Je suis super heureux de les revoir, d’échanger quelques souvenirs avec eux et des nouvelles du pays. M’Baye me fait remarquer que j’ai grossi… En plein forme avec toujours autant de bagoût, Laye blague avec Adia : “tu es la femme de mon cousin, c’est comme si tu es ma femme…”
Amath étant de retour, Adia installe une tissu au milieu du salon sur lequel elle dépose le premier vrai plat sénégalais de Bichetteka : un yassa boeuf avec des oignons caramélisés à souhait. Qu’il est bon de se retrouver ainsi par terre autour d’un plat commun ! Toujours difficile pourtant de se retirer alors que le plat n’est pas fini, je charrie M’Baye qui dit stop le premier : “Viens manger !”. Je ne tarde pas à faire de même en déposant ma “koudou” (ma cuillère). La question d’Adia est habituelle, quasi-théâtrale : “mais Cyril, tu ne manges pas ?”. “Dieuredieuf, sourna !” (merci, je n’ai plus faim). Et en me tournant vers Bichetteka qui commence à caler : “Claire, il faut manger…”
Puis voici peut-être le meilleur moment de la soirée, la préparation de l’ataya par Amath, le long rituel du thé sénégalais. Qu’elle est réjouissante l’espérance de ce premier thé ! En attendant, Laye a apporté un lecteur de DVD : la technologie occidentale s’implante ici plus vite que les écoles ou les dispensaires… La plupart des dakarois ne connaîtront jamais le téléphone fixe ou le magnétoscope : ils ont sauté directement sur la case portable et lecteur de DVD. Laye a apporté quelques films achetés 1500 CFA sur le marché Sendaga, capitale de la copie de CD et DVD, que les malins vendeurs tentent parfois de faire passer pour des originaux. Le premier film choisi a malheureusement été compressé en MPEG au maximum pour tenir sur un seul CD, ce qui occasionne de nombreux bugs dans la lecture…
Le premier thé est un délice, mais il est une heure du matin et la fatigue commence à nous gagner : avec les deux heures de décalage horaire, il est trois heures en France. Je glisse sur la terrasse pour sentir l’ambiance du quartier dans la nuit sénégalaise, on palabre encore ici et là malgré l’heure tardive. Bichetteka me rejoint, fatiguée elle aussi, mais nous nous laissons porter par la douceur de la nuit et la quiétude de la soirée. Après le second thé, Amath nous invite à aller dormir et nous installe un drap dans la chambre avec le ventilo. Juste le temps d’une douche, je tombe sur le matelas et je sombre en trois secondes…