Au cœur de la fracture numérique au Burkina Faso

Ouagadougou (Burkina Faso), le 3 juin 2008 » Lu sur lemonde.fr
Cyber-café africain

Cyber-café africain

A Zorgho, au Burkina Faso, les habitants ont bien failli être privés d’Internet. Un caïcedra, de la famille des acajous, dressait sa haute silhouette face à l’antenne parabolique qui capte le signal satellite. Finalement, l’arbre, qui parasitait la réception, a été abattu. Mais il en a fallu des palabres !, raconte Apollinaire Ouédraogo, le coordinateur de l’association African solidarité, un cybercentre communautaire installé à l’est d’Ouagadougou, la capitale de ce petit Etat d’Afrique de l’Ouest.

Au coeur du Sahel misérable et fataliste – chaleur étouffante, nuages de poussière ocre, ciel laiteux -, Apollinaire Ouédraogo n’est pas homme à baisser les bras. Sans quoi le caïcedra serait toujours là. Il a dû parlementer avec les “prêtres” animistes qui, depuis toujours, se livrent à des sacrifices rituels sur le terrain, jouxtant celui de l’association, où l’arbre s’élevait. Puis avec la municipalité, propriétaire du terrain.

Modernité numérique et tradition animiste font bon ménage, depuis, à Zorgho, tandis qu’au Burkina Faso l’usage d’Internet progresse. Pas autant que le souhaitent et le disent les autorités locales. Pas aussi vite que l’espéraient les chefs d’Etat réunis à Genève (2003) puis à Tunis (2005) pour le Sommet mondial sur la société de l’information. Pas aussi facilement que le prédisent les prophètes du numérique. Dans ce pays, l’un des plus pauvres du monde (seuls trois le sont davantage), personne n’a entendu parler de leur fameux projet d'”ordinateur à 100 dollars”, promis aux enfants du tiers-monde par Nicholas Negroponte, le gourou du Media Lab (Massachusetts Institute of Technology).

Tant de déclarations officielles, d’envolées de tribune et d’utopie technologique justifiaient d’aller vérifier sur place la réalité de cette “fracture numérique”. Aujourd’hui, 80 % des habitants de la planète sont exclus des réseaux d’information mondiaux. Moins de 4 % des Africains sont connectés au Web, la plupart au Maghreb et en Afrique du Sud. Et 0,5 % des Burkinabés seulement utilisent Internet.

Combattre cet “analphabétisme numérique” est un impératif. Un pour cent d’internautes en plus dans un pays pauvre, disent les spécialistes, c’est 1 % de croissance supplémentaire. L’équation n’a sans doute pas la rigueur d’une formule mathématique, mais elle traduit une réalité observable sur le terrain : l’accès aux technologies de l’information et de la communication est un puissant levier de développement. A fortiori dans un pays rural à 80 %.

A Zorgho, sous le toit en taule de l’association African solidarité, des femmes serrées dans des pagnes multicolores, le visage perdu, attendent d’être reçues par un infirmier ou par une assistante sociale. Toutes sont porteuses du virus du sida ou sont atteintes par la maladie. Comme à Ouagadougou, Bobo Dioulasso, Ouahigouya ou Banfora, ce centre de télémédecine est leur unique accès aux soins.

L’antenne parabolique, que couve du regard Apollinaire Ouédraogo, relie ce modeste poste de santé au reste du monde. Visioconférence avec les médecins de l’hôpital universitaire de Genève, diagnostic à distance, suivi des malades, e-formation du personnel local, dépistage, prévention… Dans un pays qui compte 6 médecins pour 100 000 habitants, l’accès aux banques de données du monde développé, à leurs praticiens surtout, est une question de vie ou de mort.

Cette antenne parabolique est comme une assurance-vie pour les habitants de Zorgho. Comme un totem. Elle les rassure. Ils se sentent moins seuls, moins isolés du reste du monde, dont ils ne perçoivent, à leur grand désespoir, que l’écho assourdi.

Cette antenne satellitaire arrose, grâce à une liaison sans fil Wi-Fi, un cybercafé proche du centre de télémédecine. Enfants rieurs le nez collé à l’écran, commerçants affairés, élèves préparant un exposé, fonctionnaires consultant le site de leur administration… A Zorgho et ailleurs, les cybercafés font aujourd’hui partie du paysage. Le Burkina en compterait une centaine.

Dans ce pays analphabète à 70 %, où le papier manque, où les bibliothèques dignes de ce nom sont rares, où 7 % des familles seulement ont la télévision, Internet est une source jaillissante d’images, de textes et de sons, à laquelle les déshérités du savoir, les frustrés du réseau planétaire, viennent étancher leur soif.

Sans le Fonds mondial de solidarité numérique, cette source n’aurait pas jailli. C’est lui qui finance l’accès au Web de l’association African solidarité de Zorgho et de cinq autres associations au Burkina Faso, centrées sur la santé et l’éducation.

Fondation de droit suisse, le Fonds de solidarité numérique est né en 2005 à l’initiative du président sénégalais Abdoulaye Wade, dans le sillage du sommet de Genève sur la société de l’information. Il mène un combat inlassable pour imposer une idée a priori utopique, dont on mesure l’utilité au Burkina Faso. Obtenir de toute entreprise publique ou privée achetant du matériel informatique que son fournisseur verse 1 % du montant de la commande au Fonds de solidarité numérique pour lui permettre de financer ses projets à Zorgho et ailleurs.

Les promoteurs de ce “1 % numérique” ne sont pas les seuls à favoriser l’usage d’Internet au Burkina Faso. Le ministère français des affaires étrangères lui aussi s’en préoccupe. Il a fait de l’ex-Haute-Volta la vitrine de son projet d’appui au désenclavement numérique, dit projet Aden. La France finance à ce titre 16 centres de consultation d’Internet dans ce pays enclavé s’il en est. Privé d’accès à la mer, le Burkina Faso cherche à moins dépendre des pays limitrophes : le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger, le Bénin et le Togo.

L’Agence universitaire de la francophonie joue, comme d’autres, la même partition. Son responsable à Bobo Dioulasso, Jean-Baptiste Millogo, raconte comment un étudiant de la ville a soutenu à distance un mémoire de master deuxième année, face au jury d’une université française, grâce à un système de téléconférence. Deux professeurs au siège de la fac à Nice, le troisième au Maroc. Et l’étudiant, à Bobo, dans ses petits souliers… Sans Internet, il serait venu faire ses études en France. Ce n’est pas forcément ce que cherchent les autorités françaises.

Au Burkina Faso, où la moitié de la population vit avec moins de 1 dollar par jour, croire à Internet est un acte de foi. Joachim Tankoano, ministre des technologies de l’information et de la communication, l’a, cette foi dans l’avenir. Dans son bureau réfrigéré d’Ouagadougou, à deux pas de l’ex-palais présidentiel – où le “père” du Burkina Faso, Thomas Sankara, passa ses dernières heures avant d’être assassiné par des proches du président actuel, Blaise Compaoré -, le ministre montre, satisfait, une carte du “pays des hommes intègres”, le nom donné à l’ancienne Haute-Volta par le “Che Guevara africain”.

Son index suit l’épine dorsale d’un réseau haut débit qui innervera bientôt les 45 provinces du pays. “D’ici deux ans”, affirme-t-il. La gaine entourant ce backbone apportera aussi – c’est promis – l’électricité aux régions où elle n’arrive pas encore. L’ADSL et l’ampoule électrique d’un seul coup. Le XIXe siècle et le XXIe d’un même élan. Les Burkinabés des campagnes ne demandent qu’à y croire. Ceux des villes sont déjà 7 000 à utiliser le haut débit.

Après la chute du capitaine Sankara, à 37 ans, en 1987, le pays s’est plié aux exigences du FMI. Il s’est libéralisé. L’Etat a cédé en 2006 51 % de l’opérateur historique burkinabé, l’Onatel, à Maroc Telecom, une filiale de Vivendi. C’est le produit de cette vente qui financera l’ambitieux projet du ministre.

Pour le téléphone cellulaire, un grand pas a déjà été franchi. On le capte à peu près partout, 86 % du pays est couvert. Un million trois cent mille Burkinabés sur une population de 14 millions l’utilisent. Un appareil de marque ZTE made in China coûte 19 euros. C’est l’un des moins chers. On recharge son “portable” en achetant des cartes de couleurs vives aux petits vendeurs de rue. Une carte de la marque Le Jus ou Nana (nana veut dire “c’est facile” en moré).

La jeunesse des villes, comme partout dans le monde, est accro à son portable, quitte à se ruiner. Le petit commerçant et le cultivateur qui crie famine savent combien il rend service dans un pays où l’on peut attendre des heures avant de joindre un client ou la coopérative avec un fixe.

Les publicités aguichantes des trois opérateurs de téléphonie mobile, qui couvrent les abords des villes, donnent parfois l’impression que le Burkina Faso est sorti de l’ornière numérique. Ce n’est qu’une impression. L’électricité y est rare et coûteuse. Les journaux annoncent périodiquement des coupures de courant, dues aux fortes chaleurs, qui accroissent la demande et mettent à mal les groupes thermiques. Quand l’électricité revient, elle provoque des ruptures de charge qui peuvent tuer les ordinateurs. Pour y remédier, il faut les équiper d’onduleurs ad hoc. Eux aussi sont hors de prix.

Le coût de la bande passante Internet, véhiculée par le câble ou le satellite, reste de toute façon prohibitif. Le Fonds de solidarité numérique et le Quai d’Orsay vont ou ont déjà cessé de financer certains projets, faute d’argent. Faute aussi, pour les associations bénéficiaires, d’avoir pu ou su prendre le relais. Dans le secteur du numérique comme dans d’autres, le “pays des hommes intègres” reste sous perfusion.