Allez les lions !!

Dakar (Sénégal), 12 juin 2003

Y’a des jours fragiles, des soirées difficiles
Le monde est égoïste, y’a des journée tristes.
Mais y’a des matins fous, où tout change tout d’un coup
Où la tête comprend tout, le coeur se remet debout
Tout le monde chante, tout le monde a de la peine
La vie n’est jamais la même, amor tambien.
Tout le monde aime, tout le monde a de la haine
La vie n’est jamais la même, amor tambien…
(Michel Berger / France Gall)

Ça a commencé un matin, il y a quelques jours, lorsque j’ai commencé à faire le grand ménage chez moi dans mon grand bazar. Deux heures à ranger trier, plier, essuyer, dépoussiérer, baladeur sur les oreilles. Force du symbolique ? J’ai eu l’impression par la même occasion de lever le voile de poussière qui s’était abattu sur mon horizon depuis quelques semaines. Au bout de deux heures, j’avais réappris à chanter et à envisager l’avenir avec optimisme, l’Afrique m’apparaissait soudain à nouveau comme un paradis dans lequel on m’autorisait encore à séjourner quelques courtes semaines, j’avais à nouveau des projets, des rêves africains à accomplir, des heures magiques à vivre. Je souriais tout seul, avec le sentiment d’avoir retrouvé l’étincelle qui m’avait permis de vivre pleinement ce rêve depuis le début.

Un ange est passé, et tout ce que j’écrivais dans le mail précédent me semble dépassé, non pas que soudainement N’Dangane soit devenu un haut-lieu de culture et d’échanges, non pas que j’ai aujourd’hui plus de repères affectifs qu’hier même si j’ai réappris à apprécier la compagnie des gens… Mais justement, j’ai l’impression d’avoir dépassé ma nostalgie, mes frustrations et mes manques, je ne focalise plus sur tout ce qui m’agace ou m’incommode, ça me paraît déjà appartenir au passé, tandis que derrière tout ça je vois se profiler de nouveaux horizons, de nouveaux rêves !

Après avoir dépeint un tableau très « noir » (sans faire d’humour !) de mon environnement humain à N’Dangane, j’ai paradoxalement pris un énorme plaisir à le redécouvrir depuis dix jours, conscient de ses limites et de mes frustrations mais capable d’apprécier à nouveau toutes les petites choses qui m’avaient procuré tant de sourires et de moments de joie au début de mon séjour. Oui tout m’est revenu, et j’ai retrouvé en même temps la saveur sucrée des mangues, le chant des oiseaux du Saloum, l’amertume du premier thé servi avec le sourire, le goût sucré de la menthe dans le second et le troisième, la joie d’un rayon de soleil sur la brousse, le plaisir d’un thiep bou dien partagé en famille au milieu de 20 personnes, le bonheur d’être en Afrique tout simplement… et me voilà à philosopher sur l’amour avec le gardien du télécentre, à rejoindre les débats passionnés de ceux qui refont le dernier combat de lutte, à papouiller avec les bébés de ma famille d’adoption, j’ai retrouvé les gens, je me suis retrouvé, et je suis hyper grave en cannes !

Je recommence en souvenirs mon voyage à travers l’Afrique, repensant à toutes ces rencontres, à tous ces échanges informels, à tous les sourires déjà emmagasinés au cours d’un repas, d’un trajet, d’une simple discussion ou d’un moment magique. Je prends conscience de leur caractère éphémère, de la proximité de la fin de cette merveilleuse expérience. et je comprends que je dois savourer chaque instant, sucer la moelle secrète de l’Afrique jusqu’à l’os !

Alors ? Et bien, j’ai décidé de donner des « coups d’accélérateur » à la fin de mon séjour, plutôt que de glisser mollement et inexorablement vers la date fatidique de mon retour en France. Premier coup d’accélérateur : ma mission ! Oui, c’est pas fini, j’ai avancé mais y’a encore un peu de boulot. Pour être efficace j’ai besoin d’une échéance, alors je me suis donné deux semaines pour boucler l’essentiel… et pouvoir me prendre des vacances ! Je sais, vous me direz que les vacances ici c’est tous les jours, mais à N’Dangane je vis Jangalekat, je pense Jangalekat, je dors Jangalekat… et mes collègues de l’asso m’ont invité à prendre du recul ! Alors quinze jours pour boucler l’essentiel, le peu qui restera mis de côté pour juillet et en route pour l’aventure !!!

Non, pas la grande aventure, je repartirai bien au Mali ou au Niger mais c’est un peu loin et mes banquiers ne me suivent plus, paraît que j’ai déjà trop tapé dans la caisse !… Mais regoûter au plaisir d’une expédition en taxi-brousse, ou mieux, en train, me tente fortement. Alors j’ai décidé de m’offrir une nouvelle traversée pour aller retrouver mon ami Ameth au fin fond du Sénégal, à Tambacounda, histoire de profiter de lui et de changer d’air une semaine ou deux, en allant explorer une autre brousse et rencontrer de nouvelles têtes.

Envie en fait de vivre ce qu’il y a à vivre encore, à N’Dangane, à Tamba… et même à Dakar ! Oui, même dans cette ville infernale j’ai mon cocon, ma famille d’adoption, celle de mon ami Amath (si vous saviez comme c’est bon de se sentir partout « fils de l’Afrique » !), et j’apprends à profiter des réjouissances de la grande ville. En débarquant là-bas le week-end dernier, j’avais un seul objectif : réussir  à pénétrer dans le stade pour assister au match de foot Sénégal-Gambie. C’était le premier match officiel à domicile depuis deux ans, et un match capital pour « les lions de la Teranga », héros de la coupe du monde il y a un an (quel français ne s’en souvient pas ?), puisqu’en cas de défaite ou de match nul, pas de participation à la Coupe d’Afrique des Nations. Toute la semaine, le match avait été au coeur de toutes les discussions et à la une de tous les journaux.

Amath n’était pas disponible mais il a fait le tour du quartier pour trouver un de ses amis pour m’accompagner. J’étais excité « comme un ado qui va à sa première boum » (expression chère à Philou), et plus encore lorsqu’on a acheté les billets au  « marché noir » (toujours sans faire d’humour !) à un gars dans la rue qui avait raflé tout un stock pour se faire 5 francs de bénef par billet. Le précieux sésame en poche, on est arrivé au stade avec près de trois heures d’avance pour mieux goûter l’ambiance (le match était à 17 h). J’avais bien sûr mis mon maillot sénégalais de Fadiga, le n°10, du coup j’avais des copains partout, qui me saluaient et m’encourageaient comme si j’allais aller sur la pelouse !

Le stade Léopold Sedar Senghor s’est rempli petit à petit, et l’ambiance est elle aussi allée crescendo. Indescriptible évidemment, l’Afrique dans toute sa splendeur et sa magie, dans tout ce qu’elle a de plus vivant, de plus joyeux, exubérant, coloré ! Un festival humain aux couleurs sénégalaises, de rouge, de jaune et de vert, tenues improvisées, drapeaux bricolés, maquillages… Ovation et hystérie lors de l’entrée des joueurs sur la pelouse pour l’échauffement, plus de 50000 mille personnes (et presque que des noirs !!) debout, hurlant, criant, applaudissant, guettant le moindre petit geste de salut de leurs idoles, le son de quelques djembés (incontournable), le cri strident et permanent des sifflets, chants et danses improvisées dans les tribunes en délire ! Oula, on se calme, le match n’a même pas encore commencé. On se rassoit. Coup d’envoi, première offensive sénégalaise, et la tribune entière qui se lève et explose pour un banal corner, que va-t-il se passer au premier but ?! Le premier but, il survient au bout de cinq petites minutes de jeu (et douze aller-retours de la station assise à la station debout). Bon, le foot, on voit quand même mieux à la télé, j’ai pas tout compris mais j’ai vu un joueur sénégalais partir en courant derrière la cage et tous ses copains lui filer le dard, j’ai surtout vu la tribune et tout le stade exploser comme un seul homme, sauts de joie, hurlements, embrassades, tapes dans les mains, applaudissements et tutti quanti. Là, on a fini par rester debout, faut dire que les lions étaient grave en cannes et multipliaient les offensives. Centre de Fadiga (le vrai !), reprise de Camara, deuxième but. « J’ai vu la tribune et tout le stade exploser comme un seul homme, etc. »

Là, malheureusement, j’ai aussi vu la violence se déchaîner du côté de la tribune des supporters gambiens, avec des images trop souvent vues dans les stades du monde entier. La tension était palpable, le deuxième but a été l’étincelle. Dans le virage à cinquante mètres de l’endroit où je me trouvais, jets de projectiles entre tribunes rivales, invectives, menaces, provocations, bastonnades avec les quelques bien trop rares policiers dépassés. Il y a eu du sang, des blessés, des gens sont tombés de trois ou quatre mètres de haut par dessus la barrière de la tribune lorsque les flics ont chargé, des défilés de civières. En attendant de connaître le nom du vainqueur sur le terrain, dans les tribunes, c’est encore la victoire de la haine et de la bêtise humaine. Difficile de se remettre dans le match après ça… la mi-temps est venu calmer les esprits.

A 2-0, les sénégalais dominaient leur sujet face des gambiens qui n’avaient rien de foudres de guerre. Mais une seconde d’inattention, une percée de l’avant-centre gambien et… 2-1. Stade figé et muet, sauf du côté de la tribune gambienne où les drapeaux rouge-vert et bleu avaient retrouvé leurs couleurs. Euphorie gambienne de courte durée, puisque El Hadj Diouf, le génie de Liverpool, le chouchou du public, LA star, arrivait seul face au gardien gambien, qu’il fusillait sans pitié et sans hésitation. « J’ai vu la tribune et tout le stade exploser comme un seul homme, etc. » Le stade s’enflammait une dernière fois, mes voisins de tribune hilares me congratulaient encore une fois (mais ! j’ai rien fait moi !), 3-1 , contrat rempli pour les lions, coup de sifflet final.

Et là, le bonheur de quitter le stade en vainqueur au milieu de milliers de sénégalais ivres de joie, excités, euphoriques, plusieurs acclament mon passage (« Fadiga !… ») et viennent encore me féliciter à tour de rôle et me remercier d’avoir fait gagné le Sénégal. Avec un maillot des Lions on est une vraie superstar dans ce pays un soir de victoire ! La sortie du stade, c’est aussi un embouteillage monstrueux, une gare routière improvisée au milieu de la voie rapide, des bus pris d’assaut et des gens qui montent en marche, des gamins cramponnés sur un bout de pare-choc, et des piétons partout qui traversent les voies à tout va. Dans le bus, les gens refont déjà le matchs, je ne comprends rien mais leur joie m’éclate. Alors oui, un match des Lions à Dakar c’est trop fort, et d’ailleurs samedi, j’y retourne (match contre le Lesotho, avalanche de buts espérée, les gambiens ont gagné 6-0 !). Et avec mon maillot bien sûr…

Bien à vous les toubabs, finalement vous me manquez pas tant que ça

Cy-real « Fadiga » # 10

PS pour les collègues instits : continuez la lutte camarades, comptez sur mon soutien moral indéfectible, je suis de tout coeur avec vous.